L'apocalypse

"L'apocalypse", nouvelle proposée en lecture libre, extraite du recueil "Histoires singulières". (Temps de lecture : 5 minutes)

En ce temps-là, la guerre était à nos portes et une catastrophe nucléaire pas à exclure ; le réchauffement climatique s'aggravait et les incendies détruisaient nos forêts ; les épidémies se succédaient et les décès se multipliaient ; toutes les factures des ménages explosaient et l'économie d'énergie était devenue essentielle ; l'extrême droite progressait et le fascisme menaçait... Dépassés, nos politiciens se démenaient mais, hélas, trifouillaient. 

En ce temps-là aussi, les réseaux sociaux servaient d'exutoire aux rancœurs et la haine y régnait… 

Bref, en ce temps-là, le monde allait mal.

Hamsa et moi en étions conscients mais le sentiment d'impuissance face à l'inéluctable nous paralysait et avait anéanti en nous, comme chez la plupart de ceux faisant partie de la majorité silencieuse, toute volonté de révolte.
Cependant, ce matin-là, un soleil délicat, annonciateur d'une délicieuse journée de fin d'été, irradiait le ciel azur, et cela suffisait à réchauffer nos cœurs.

Hamsa, les yeux encore chargés de sommeil bien qu'il fût déjà plus de dix heures, dégustait, à petites gorgées, un expresso bien tassé. Tout en la contemplant d'un air distrait, je me remémorais avec délectation les merveilleux moments d'amour que nous avions échangés durant la nuit. Bien que nous partagions la même couche depuis plus de vingt ans et que nous avions franchi tous deux depuis quelques mois le cap du demi-siècle, notre entente restait parfaite et notre attirance étonnante.

Quand elle s'est aperçue que je l'observais du coin de l'œil, Hamsa a haussé les épaules et, tout en souriant, elle m'a tiré la langue. Puis, telle une féline, elle s'est étirée délicatement, s'est levée, a ouvert la porte-fenêtre et s'en est allée jeter une poignée de graines pour les oiseaux sur la terrasse attenante au jardin.
Ce rituel était, au fil du temps, devenu immuable. Alors, quelques secondes plus tard, comme chaque jour, une ribambelle de moineaux, de pigeons et quelques tourterelles surgis des nues, se sont posés sur le sol afin de profiter de ce festin inespéré.

Hamsa, revenue s'installer à mes côtés, m'a dispensé un sourire gracieux qui m'a touché. En retour, je lui ai saisi tendrement la main et je l'ai caressée. Nous profitions de l'instant.

Longtemps, Hamsa et moi avons regretté amèrement de ne pas avoir réussi à procréer. Durant des années, nous avions pourtant tout essayé. Physiologiquement, tous les examens l'avaient prouvé, rien ne s'opposait à ce que Hamsa tombe enceinte. Tant elle que moi, nous étions en parfaite mesure d'engendrer. Cependant, toutes nos tentatives avaient été vaines. Aucun spécialiste, aucun charlatan, aucun marabout, quelles que soient les méthodes qu'ils avaient pu nous proposer, n'était parvenu à nous venir en aide.
Finalement, nous en avions pris notre parti et nous étions même plutôt heureux maintenant de ne pas avoir de descendants car, en réalité, quel monde les parents avaient-ils à léguer à leurs enfants ? 

Soudain, alors que tous les volatiles se régalaient, est apparu Gandhi, notre vieux matou, dans leur champ de vision. De retour sans doute de son expédition nocturne, il baguenaudait au fond du jardin. Aussitôt, un vent de panique a soufflé sur le groupe et tous se sont envolés vers des lieux plus sûrs.
Tous, sauf l'une des tourterelles qui, peut-être trompée dans son envolée par un reflet miroir dans la vitre de notre séjour, s'en est allée cogner violemment celle-ci.
Le claquement sec émis au contact du corps de la petite bête avec le vitrage nous a coupé le souffle.
Ébranlé, je me suis cependant approché très vite. Allongé sur le sol, l'oiseau avait les yeux fermés et la tête tournée sur le côté. À l'observer, il m'a semblé un instant qu'il respirait encore, mais, le cou brisé sans doute par le choc, il était déjà mort.                                                                                                                                          La fragilité
 de l'existence venait, une nouvelle fois, de me sauter aux yeux. Il ne me restait plus, pendant qu'Hamsa se chargeait de tenir Gandhi éloigné de la dépouille, qu'à rejoindre la remise afin d'y dénicher une pelle. 

En m'observant discrètement, du haut de son balcon, enterrer le petit cadavre encore chaud, mon voisin, chasseur invétéré, aura dû, sans aucun doute, me prendre pour un débile profond. Mais inutile de l'apostropher, inutile et vain de tenter de lui expliquer alors que toute vie est respectable ; que tous les animaux, quels qu'ils soient, ont leur propre finalité ; qu'ils sont des êtres sensibles, aux capacités d'adaptation, de mémorisation et d'apprentissage liés à leur environnement ; qu'ils connaissent des émotions différentes des nôtres, certes, mais bien réelles. Inutile et vain car, de toute manière, lui et moi resterions inévitablement sur nos positions, diamétralement opposées.              Quelques minutes plus tard, la tourterelle reposait sous terre et ne subsistait de son bref passage sur cette terre que quelques traces laissées sur la vitre par la poudre très fine jaillie de ses plumes et reflétant son image.

J'y ai perçu un message.
   « Décidément, il n'y a plus une minute à perdre, vivons pendant qu'il est encore temps
» , ai-je pensé. Alors, le soir même, après le dîner bien arrosé, j'ai proposé à Hamsa de tout plaquer, de réaliser enfin le rêve qu'elle entretenait secrètement depuis son arrivée en France ; celui de partir à la recherche de ses racines ; de nous installer définitivement dans son village natal ; de nous investir dans l'orphelinat dans lequel elle avait passé ses premières années de vie avant d'être adoptée. Marre de ce boulot contraignant qui rapporte, certes, mais qui me bouffe la vie ; marre de ces relations factices avec les collègues, avec les voisins, les amis, et avec la famille même ! 

   « Arrête Paul, m'a-t-elle répondu. Ton sermon, tu me le sers au moins deux fois par an depuis que l'on se connaît et le lendemain ou le surlendemain, chaque fois, tu te réveilles. Je t'aime, Paul, mais tu me fatigues, là. Nous avons cinquante piges, dois-je te le rappeler ? Alors, arrêtons de rêver. Les mirages, fini pour moi. Et puis, finalement, on ne vit pas mal ici tu ne crois pas ? Tu te vois lâcher ton petit confort de bourgeois occidental qui a, pardonne-moi l'expression, le cul dans le beurre ? Dans ce pays, nous nous plaignons, nous protestons, nous râlons, nous manifestons, mais au moins nous sommes encore libres, non ? Et si notre démocratie n'est pas parfaite, au moins a-t-elle le mérite d'exister, non ? Ici, Paul, jusqu'à preuve du contraire, tu peux encore choisir d'être de gauche ou de droite, de croire ou pas. Alors, évidemment, en contrepartie, nous avons tout de même notre part à payer et quelques obligations envers cette Société. »
   « Mais merde, Hamsa, épargne-moi ton discours moralisateur à deux balles, lui ai-je dit, anéanti, je ne te parle pas de système ou de politique, moi, mais de choix de vie. J'étouffe ici, c'est tout. »
Elle a froncé les sourcils et haussé les épaules, puis après un long moment pendant lequel elle a semblé réfléchir, elle a éclaté de rire. Ensuite, elle s'est approchée et, après m'avoir embrassé longuement, elle m'a dit, d'un ton moqueur :
   « Allons, viens Mère Teresa, il est près de onze heures, allons nous coucher, nous rediscuterons de tout cela demain matin. »
Et tandis que je faisais mine de bougonner, elle m'a susurré à l'oreille :
   « Mais pourquoi pas, après tout ? »
Mon ciel s'est aussitôt éclairci : l'espoir d'une vie nouvelle ne s'était donc pas entièrement envolé.

Mais alors que, à peine couchés, nous étions enlacés tendrement sur le lit, un flash lumineux d'une folle intensité, a soudain illuminé la chambre. Et avant que nous ayons eu le temps d'essayer de comprendre, une brusque détonation suivie d'un long roulement de tonnerre nous a percé les tympans. Puis, tout aussi vite, la maison s'est mise à trembler sur ses fondations et s'est écroulée d'une pièce dans un vacarme étourdissant.

Sans le savoir, nous faisions partie des premières victimes de la guerre nucléaire qu'un dictateur sanguinaire venait de déclencher.